Pourquoi Venise est-elle si belle ? La ville qui fit confiance aux propriétaires (1)

par Vincent Bénard

Qui n’est pas fasciné par Venise ? Voilà une ville hors norme qui a su résister à tous les outrages du temps. Même au delà des grands palais des anciens quartiers riches, les anciens quartiers populaires fascinent par leur qualité visuelle. Pourtant, la ville fut construite sur une zone inondable, et sa superficie gagnée sur l’eau à l’aide de techniques rudimentaires.

Quand on voit la facilité avec lesquelles les hommes d’aujourd’hui construisent des quartiers ou des villes insupportablement laides et socialement à la dérive, accumulations de constructions médiocres et de fonctionnalités mal pensées, on en vient à se demander: “Serions nous capable de recréer Venise aujourd’hui” ? Et la réponse est “non”. Nos villes et quartiers modernes sont laids, alors que nos moyens techniques sont sans commune mesure avec ceux du moyen âge ou de la renaissance.

Pourquoi les anciens d’Italie, d’une lagune inhospitalière, ont pu créer un joyau, alors que nous peinons à embellir notre espace ? Que pouvons nous apprendre du développement de Venise, du XIe au XVIIe siècle ?

Avertissement: Je ne prétends pas être exhaustif, et j’ai sûrement commis des erreurs. Les informations en Français ou en Anglais sur le droit de propriété vénitien ou le fonctionnement des commissions d’attribution de permis de construire dans la Venise des doges, ne sont pas si faciles à trouver, décrypter, et agréger. Mais je pense avoir a peu près cerné ce qui a permis à Venise d’être la perle de la méditerranée. Je reste bien moins sûr de moi quant aux raisons du relatif déclin de la ville à partir du XVIIe siècle. N’hésitez pas à réagir ou commenter.

La république de Venise : un projet politique en réaction aux brutalités féodales

Commençons par quelques éléments historiques sommaires.
La lagune de Venise était déjà occupée de quelques familles de pêcheurs à la fin de l’empire romain. Mais le développement initial de la ville coïncide avec les invasions des Huns, puis surtout celle des lombards, venus d’Europe du Nord, et qui installent des pouvoirs féodaux très autoritaires dans la vallée du Po et la Toscane, avant le tournant du premier Millénaire. De nombreux italiens, notamment le clergé, fuient la cruauté des ducs lombards et colonisent la lagune, avec dans l’idée de créer une société qui serait l’anti-thèse de la féodalité. Rapidement, des institutions permettant d’éviter le despotisme d’un seul apparaissent. Ainsi, le “Doge”, qui personifie le pouvoir à Venise, n’a rien d’un souverain absolu. Il n’est que l’émanation du “Grand Conseil”, lieu de définition collégiale des orientations politiques dela ville. Et ce conseil n’est pas despotique: son pouvoir est fortement encadré par des conseils des 6 grands quartiers de Venise (“Sestiere”) et par plusieurs cours de justices spécialisées (cour pénale, tribunal de la propriété, etc…) dont la mise en place débute dès le Xe siècle et s’étoffe au fil des décennies.

Un droit romain modernisé par les savants de Bologne

Parallèlement, Venise se dote d’un “droit civil” permettant à tout un chacun d’entreprendre, et notamment de se tourner vers le commerce maritime. Ce droit fut d’abord inspiré de celui de l’époque romaine, remise au goût du jour par les érudits (“glossateurs bolonais”) de l’université de Bologne. Sa principale caractéristique est de prévoir une stricte égalité en droit civil de tous les vénitiens, de protéger la propriété, et la liberté d’entreprendre pour tous. Si le pouvoir politique reste initialement confié aux “patriciens”, c’est à dire ceux qui donnent leur sang pour défendre militairement la république, tout vénitien peut s’enrichir. Il en résulte que Venise devient rapidement un creuset de prospérité.

Très vite, dès le XIe siècle, les institutions politiques issues de la Noblesse se voient complétées d’institutions locales “populaires” où siègent le pouvoir économique, qui créent un contre-pouvoir efficace aux tentations hégémoniques que pourraient avoir certains nobles. Les mariages - Et l’argent !- favorisent le mélange de la noblesse et de la haute bourgeoisie, donnant de fait, dès le XIIe siècle, le poids politique le plus fort aux milieux économiques.

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La concurrence avec les autres villes d’Italie du Nord

La république de Venise, englobant la lagune et les villages côtiers alentours, restera toujours indépendante du saint-empire romain germanique dont l’hégémonie sur l’Italie du Nord ne s’amenuisera qu’à la fin du XIVe et s’achèvera définitivement qu’après la fin du XVIe siècle. Cependant, dès l’an 992, l’empereur Otton III accorde à Venise les mêmes droits commerciaux sur le territoire de l’empire que ceux des villes terrestres. Et très vite, les villes du Nord vont s’inspirer de la modernité politique vénitienne pour créer leurs institutions propres.

En effet, les empereurs du Saint Empire se rendent compte qu’ils ne peuvent gérer l’Italie du Nord de façon centralisée depuis Aix la Chapelle. Ils vont donc adopter rapidement des “lois de décentralisation” du pouvoir à leurs vassaux, selon un schéma simple: chaque seigneurie, c’est à dire une ville plus son aire alentours (Contado), devra verser une soulte annuelle à l’empereur en échange de sa protection contre des envahisseurs extérieurs, mais restera relativement libre de s’auto-administrer au plan local.

Soucieuses de ne pas se laisser décrocher par Venise, les cités lombardes vont progressivement adopter des institutions calquées sur le même modèle, permettant à un pouvoir économique de prospérer avec la noblesse. Cela donnera une mosaïque curieuse de cités dont les milieux économiques vont collaborer et échanger, pendant que les noblesses oscilleront entre périodes d’alliances et de guerres, parfois interrompues par une incursion des maîtres empereurs allemands pour remettre de l’ordre dans la province.

Ainsi, du Piémont à la Toscane, grandissent des villes qui sont concurrentes dans un “marché commun”, sur lesquelles la tutelle germanique lâche permet aux institutions de se développer et d’évoluer rapidement, et où le droit “romain-bolonais” va devenir la base du droit civil. Venise s’inscrira dans ce jeu de collaboration-compétition, bien que n’appartenant pas au saint empire. La ville, qui a inspiré ses voisines, va à son tour leur emprunter certaines expériences qui fonctionnent. Cette émulation concurrentielle est certainement la base du succès économique et culturel de l’Italie du Nord au cours de la première moitié du second millénaire.

Le sud de l’Italie (Royaume de Naples) et la Sicile ont eu moins de chance. Du XIIe au XVe siècles, ils furent conquis et placés sous la domination des ducs d’Anjou, qui y instaurèrent un système féodal des plus classiques, et déjà fiscalement gourmand: ce n’étaient pas des français pour rien ! De nombreux historiens situent là l’origine du retard économique irréversible pris par l’Italie du Sud.

Droit de propriété, gestion saine et ingénierie financière moderne

Très vite donc, les villes du Nord adoptent des principes de gestion inspirés des pratiques des commerçants les plus talentueux, qui vont dominer les branches “populaires” des institutions des villes. Un exemple intéressant: les villes se dotent pour la plupart d’un magistrat en chef indépendant des seigneurs, sorte de “Directeur Général” avant l’heure, en charge principalement de la direction de l’administration urbaine et de la magistrature, avec une attention particulière portée à la bonne gestion des deniers publics, généralement choisi pour une période courte (souvent un an, pas plus !), venant d’une autre ville pour arbitrer les conflits de façon neutre, responsable de ses fautes sur ses biens propres, et rémunéré en fonction des résultats de sa gestion, appelé le “Podestat”.

Au début du XIIe, dans les villes lombardes, le Podestat est souvent allemand et désigné par l’empereur, mais rapidement, des magistrats italiens prennent leur place, commençant leurs carrières dans de petites villes rurales et accédant, pour les plus doués d’entre eux, au rôle de “Podestat” des villes phares comme Milan, Florence, Gênes, etc… Venise, bien que n’appartenant pas à l’empire, s’inspirera du système du podestariat pour diriger son administration. Venise nommera peu de podestats “étrangers”, contrairement aux villes de l’empire, mais en revanche, elle fournira de nombreux podestats aux villes terrestres (154 podestats originaires de Venise sont recensés en Italie du Nord entre 1200 et 1350), les plus renommés d’entre eux revenant parfois tenir cette fonction à Venise.

On peut également noter qu’à partir du XIe siècle, les lombards et les vénitiens développent une ingénierie financière des plus modernes: marchés de changes, négoce à terme des récoltes, prêts hypothécaires, baux immobiliers de toutes natures (classiques ou emphytéotiques), comptabilité, assurances maritimes, banques privées modernes…

La prééminence des milieux économiques dans les organismes de pouvoir, la compétence économique des décideurs, et la supervision d’un podestat indépendant, orientent les investissements publics vers la recherche de l’efficacité. Cela n’empêche pas la république de connaître parfois des difficultés financières, notamment lorsque ses campagnes militaires se soldent par des défaites. Les autorités de la république n’hésitent pas à prélever des impôts exceptionnels lourds ou des emprunts “obligatoires”, principalement sur les familles les plus riches, lorsqu’une guerre doit être financée. Mais les autorités de Venise ont semble-t-il toujours eu la sagesse de supprimer ces prélèvements exceptionnels une fois la paix revenue. On ne peut guère en dire autant de nos états actuels…

Il faut noter que très vite, la prospérité de Venise ne s’est pas appuyée seulement sur sa force maritime, même si elle fut le socle de sa réussite. Venise fut aussi un des premiers centres “pré-industriels” de l’Italie du Nord (arsenaux, textile), et si l’imprimerie n’y fut pas inventée, c’est à Venise que Manuzio miniaturisa l’invention de Gutenberg et créa les premiers livres de voyage et de poche, permettant à la ville s'accroître son rayonnement culturel. Venise fut le premier centre européen de la production de livres à la fin du XVe et au XVIe siècle.

Enfin, le droit de propriété sera bien mieux respecté en Italie du Nord que dans le reste de l’Europe pendant toute la première moitié du second millénaire. Les italiens manient à merveille les concepts romains de nue propriété, de jouissance et d’usufruit, et définissent des conditions d’aliénation de la propriété très stricts. Ainsi, pas question pour les pouvoirs locaux d’exproprier quelqu’un pour une lubie publique. Venise se dote très vite de tribunaux spécialisés en droit de la propriété (Giudici del proprio puis Giudici del piovego), chargés de défendre les intérêts de tous les propriétaires notamment contre tout abus de force des riches ou des puissants, mais aussi de faire appliquer au niveau paroissial les décisions d’urbanisme prises par les sestiere ou le grand conseil à partir des meilleures expériences au niveau local. C’est cette rétroaction constante faite de pouvoirs et de contrepouvoirs entre, d’une part, les paroisses, les quartiers, et le grand conseil, et entre ordres exécutifs et ordres judiciaires, d’autre part, qui permet à la ville de grandir entre initiative individuelle et minimum de coordination décentralisée entre ces initiatives.

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La question foncière à Venise

A Venise, il y a très peu de foncier “naturel”. Le foncier est créé par gain sur la lagune, des pieux de bois étant plantés dans la vase et assurant la stabilité des constructions (l’eau de mer protège les troncs d’arbres de la putréfaction). On considère généralement que la progression vers la Lagune commence bien avant l’an mille, lorsque le centre ville quitta son premier berceau historique de l’île de Torcello.

La surface gagnée sur l’eau est estimée à 130 ha au Xe siècle, et progressera jusqu’à 544 ha mesurés lors de la création du cadastre par Napoléon. Il est vrai qu’il n’y avait personne au dessus des vénitiens pour condamner “l’étalement urbain” ! On imagine sans peine qu’aujourd’hui, si des visionnaires voulaient rebâtir Venise dans la lagune d’Arcachon, tous les fonctionnaires de la république, toutes les associations écologistes, saisiraient les tribunaux et feraient interdire ce projet, qualifié de scandale environnemental.

Il n’est d’ailleurs pas rare, au début de l’expansion de la ville, que l’investisseur du foncier ne soit pas le même que le bâtisseur. L'emphytéose (le droit à construire sur terrain d’autrui à travers un bail dit “emphytéotique”) est une forme de propriété courante, bien que non majoritaire. Cette pratique tendra à voir sa part de marché se réduire progressivement au cours des siècles, car elle crée trop de complications juridiques sur le long terme. Mais elle a sans doute favorisé la profondeur de la réflexion sur les instruments du droit de propriété dans la ville, généralement considéré comme particulièrement évolué et moderne pour l’époque.

Retenons simplement qu’à Venise, l’étalement urbain est difficile pour des raisons techniques qui entraînent des coûts élevés de “viabilisation”, mais pas pour des questions administratives. Sous réserve qu’un projet obéisse aux plans d’expansion des canaux négociés entre les quartiers et le grand conseil, les tribunaux n’ont pas de raison juridiques de l’interdire, hors problèmes techniques.

...

Fin de la 1° partie de l'article. (... la suite prochainement).

Article original publié le 5 octobre 2015 sur objectifeco.com
Repris avec l'aimable autorisation de l'auteur.


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